Texte ; Prendre la parole (2) – Jeanne Signard

Il nous arrive d’être réunis autour d’une table
pour échanger sur un sujet qui nous tient à cœur.
Un climat de confiance,
une complicité tissée au fil du quotidien,
le parti pris de valoriser les différences,
il n’en faut pas plus pour que chacun ose risquer sa parole.

Prendre la parole c’est sortir de chez soi,
aller vers les autres et frapper poliment
à la porte de leurs maisons intérieures.
Certaines portes restent fermées,
d’autres s’entrouvrent timidement...
 
Et si toutes nos maisons s’ouvraient toutes grandes
à toutes les paroles qui frappent à nos portes ?
Mais certains pensent qu’il est inutile d’ouvrir :  
« Je sais ce que tu vas dire »  
« On a déjà dit ça mille fois ».
Fichée et figée, votre parole revient vers vous
et se mue en silence.

Certaines portes restent fermées
parce que la maison est tellement encombrée
de vieux meubles impossibles à remuer
qu’il n’y a pas de place pour une pensée,
pour une parole un peu neuve ou originale :
" Tu crois que ça irait mieux si on faisait comme tu dis ? "
" Et puis ce n’est plus de notre âge ! "

Derrière d’autres portes intérieures
c’est le remue-ménage permanent des distractions,
des divagations qui s’entrechoquent
et rendent inaudible la parole
qui frappe à la parole maintenant.
Quelle surprise de s’entendre dire
quelques jours plus tard : « Tu n’as jamais dit ça ! »

Il y a aussi les maisons de ceux
qui sont plus préoccupés de ce qu’ils ont envie de dire,
que de s’ouvrir à la parole
qui frappe en ce moment à leur porte.
La peur de ne pas pouvoir imposer leur idée géniale
les rend tendus et agités.
Prêts à bondir, ils guettent la respiration de celui qui parle
pour l’interrompre au moment où il reprend son souffle !

Mais cette précipitation peut aussi cacher la peur,
dans l’attente insoutenable du moment
où il faudra sortir de chez soi
pour aller frapper à la porte des autres.

Notre parole frappe également à la porte
de ceux qui ont tendance à se sentir menacés
par toute parole étrangère à leur langue habituelle :  
« Je ne comprends pas ce que tu dis… »
Sous-entendu : Ce n’est pas ainsi qu’on pense
et qu’on parle dans notre « tribu » !

Et voici notre parole qui frappe à la porte
de ceux qui sont envahis  par leur désir
de n’entendre  que ce qui conforte leurs idées ;
ou au contraire,  de ceux qui ont tellement peur d’entendre
ce qui dérangerait leurs principes intangibles,
qu’ils croient sincèrement les avoir entendus.

Les uns comme les autres sont même sûrs
d’avoir entendu « ça » de votre bouche.
Vous avez beau protester :
« Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ».
Rien à faire. Ils sont sûrs que vous l’avez dit.

Mais quand les portes de toutes nos maisons
s’ouvrent toutes grandes pour accueillir
toutes les paroles en quête d’une hospitalité bienveillante,
notre conversation devient un ballet de " visitations ".

Chaque parole est accueillie et traitée comme l’hôte,
tantôt qui reçoit, tantôt qui est reçu.
Elle est invitée à s’installer, à prendre ses aises.
Chacun fait visiter sa maison, son jardin intérieur
et fait cadeau de quelques graines
qui pourraient fleurir aussi dans d’autres jardins.
Ainsi, le printemps nous réservera d’agréables surprises.

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