L'autre - Jeanne Signard



L’autre, pronom indéfini, qu'il est donc vain de vouloir définir...
N’est-il pas cet étranger qui vient à nous à l’improviste,
qui nous dérange peut-être ?
Ou celui que nous fréquentons et appelons par son nom
mais qui garde sa part d’étrangeté et d’indéterminé.

Supportons-nous « l’autre » dans notre vie ?
Impossible si nous avons une vision de la vie bien cadrée,
bien programmée, bien cloisonnée,
si nous pensons que chacun a une place marquée, fixée à jamais,
et un comportement prévisible en toute circonstance.

Pour supporter l’autre, il faut vivre moins serrés,
mettre du "jeu" entre nous afin de rendre la vie "jouable".
Laisser de la place à l’autre, dans nos têtes, dans nos cœurs,
dans le coffre-fort de nos idées arrêtées, bien pliées, bien rangées.
Cela ne peut se faire sans une capacité à se déplacer,
à se pousser un peu pour faire de la place.

Donner de la place à l’autre questionne notre propre place.
Si nous nous surprenons à dire ou simplement à penser :
"Je tiens à ma place - Ici je n’ai pas ma place - Il veut prendre ma place"...
cela veut dire que nous nous identifions à notre place.
Obsédés par cette peur de la perdre,
nous voilà réduits à être une place, et peut-être rien d’autre !
Mais si nous acceptons de nous déplacer
pour laisser un peu de place à l’autre,
un autre point de vue s’offre à nous !

L’irruption de l’autre est un appel à sortir de nos coquilles.
L’autre, même s'il nous dérange,
remet du mouvement dans la monotonie de nos vies.
L’autre est toujours une histoire à accueillir,
non seulement parce qu’il nous arrive avec son histoire à lui,
mais parce qu’il va marquer aussi notre histoire.

Quelle histoire commune allons-nous écrire à partir de notre rencontre ?
"Moi, je ne veux pas d’histoires !" dites-vous.
Mais pouvons-nous écrire notre histoire
sans y mêler quelques « histoires » communes ?
"Moi je suis très clair ! personne ne pourra me faire changer d’avis !"
Celui qui se vante d’avoir la pureté et la transparence du cristal
en possède aussi la dureté et la fragilité.
La rencontre de l’autre risque de le briser par le choc de sa différence,
à moins que, pour éviter la casse, il préfère quitter la place.

Adoptons plutôt la souplesse et la capacité d’adaptation
de la cellule vivante qui se nourrit de ce qui lui vient de l’extérieur,
d’une autre vision des choses.
Ah ! bien sûr cela suppose de renoncer à la luxueuse cage de cristal
pour jouer le beau jeu de la vie en n’ayant comme unique protection
que la confiance faite à l’autre.

Faisons place à l’autre dans le jardin trop bien rangé de nos certitudes.
Il apportera à nos fleurs l’ombre dont elles ont besoin pour ne pas se faner
sous les projecteurs de l’aveuglante clarté du "je suis sûr".
Résistons à la tentation de construire un barrage
pour retenir le ruisseau qui nous déconcerte
par ses imprévisibles bondissements

- Photo "Portrait 51" de Hervé Germain -

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